
Mais enfin, on s'immerge dans ce bain fétide pour confronter nos appréhensions face à la mort vis-à-vis de la finitude de cet Ivan Illitch que tout semblait préserver de la faucheuse. Homme de loi, procureur, zélé par la vie et d'une resplendissante sociabilité, il peut tout imaginer si ce n'est quitter la Terre à l'âge de quarante-cinq ans. Cette Terre, c'est la bonhommie du campagnard Guérassime qui la lui rappelle à son bon souvenir, par l'assistance qu'il lui prête. Dans ses derniers jours, alors que son entourage le tourmente lorsque la tête lui tourne, que sa femme lui est irrascible et qu'il se déracine irrémédiablement, il se réserve quelques subreptices repères en sa mémoire et son for intérieur. S'interrogeant dès lors sur sa vie, ce qu'elle a été, bien et justement vécue, et donc s'il a fait ce qu'il aurait dû faire, il peut déjà sentir son corps l'abandonner à mesure que la douleur enfle. Insoutenable, au point de ne plus pouvoir assumer sa fonction sans y répugner, il achève ses jours alité, à l'ombre de tous.
Ivan Illitch mobilise autant des notions philosophiques que morales, en parcourant une souffrance ambiguë où le corps n'est que le succédané d'une torture psychologique consciencieusement infligée par le moribond. Luttant pour sa survie, alors que tous ses membres prennent leur départ, il est confronté à une solitude que tout homme est amené à éprouver au cours de sa vie. Bien qu'entouré, il ne peut plus éprouver qu'une profonde animosité envers ses proches, dont les discours stériles ne font montre que d'une fallacieuse compassion. A cet instant même, il ressent de lui-même, alors que ses dernières heures défilent, que l'existence se mène seul, d'un pas à l'autre, du jour au lendemain.
Le cas de conscience universel, qui met en exergue sous les yeux du lecteur des sujets tabous, permet non pas d'abonder dans le sens du misérabilisme et du pessimisme patent, mais d'opérer un déclic salvateur, prise de conscience de l'existence intime du lecteur.
Si dire cela n'est pas rendre le plus bel hommage à cette nouvelle, alors je n'ai plus qu'à me réduire au silence, tant ses qualités intrinsèques résident en sa capacité non pas de poser un cadre arbitraire où s'incrustent des scènes connues de la vie courante, mais de transcender la mise en scène d'une relation à autrui par le point de vue foncièrement subjectif d'un patient à l'agonie.
C'est donc par le fin mot de la nouvelle que débute la véritable substance de l'histoire : notre intérêt pour ce récit croît au fil des lignes à l'aune de la désespérance et de la vertigineuse chute du regretté boursicoteur et ivre de vie Ivan Illitch.
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