Dommage
que le supposé dessin torturé soit factice : derrière les traits
courbés en paquets anarchiques se cache un photoréalisme
déconcertant. Une vue sur une terrasse : un verre de coca et sa
bouteille, dans des proportions parfaites, presque identiques à une
photo. Un balayeur en gilet fluo et casquette, à peine gommé par
les filtres noirauds qui emportent le tout.
Dans
mon imaginaire, le monde noir décrit dans l'asservissement par le
quotidien devrait être déformé, conforme à l'idée que je me fais
de la perception d'un type qui dit avoir noyé 35 ans de dur labeur
au cul d'un presse-papier dans la bière, au point de pouvoir en
remplir une « piscine olympique ». J'aurais plutôt vu
une réalité à peine déformée, à tendance expressionniste, un
intermédiaire entre la réalité couleur charbon de ces planches et
le conte enfantin cauchemardesque de Faust (d'Ambre
aussi), par exemple.
Il faut
donc apprécier de voir briller du vernis « Pure white gloss »
derrière la couche de crasse pas très ragoutante. A dire vrai, on
est plutôt face à un spécimen de Van Gogh du bicolore, marqué du
sceau de l'impressionnisme, faisant perler les gouttes de pluie
incrustées au dessin comme des grains de riz, pour donner du détail
et du mouvement et amenuiser l'épaisseur du trait fuligineux.
Point
noir, la finition laisse à désirer. Une case a particulièrement
retenu mon attention. Le bandeau narratif prévu en bas de case a été
reporté sur la suivante, avec les stigmates visibles des lettres
sans l'apport du fond blanc qui permet l'accès aux inscriptions.
Au
moins, cela rappelle que ce genre de BD est avant tout l'œuvre de
passionnés qui veulent faire progresser le Neuvième Art en
proposant une passerelle vers le roman, biographique, décadent et
allez, disons, « nihiliste ». L'amour des livres est
transmis avec une force de persuasion que peu de BD sont capables de
reproduire. En faisant de la lecture une source de vie pour le
protagoniste abonné à la misère, la transmission de la nécessité
de goûter aux lettres est sincère, en tout point, même si on peut
lui reprocher d'user de grosses ficelles
simples à tendre dans les one-shot. Une autre génération que ces
jeunes, par exemple, qui raillent le vieux à qui ils ont ravi la
place. Un acte militant que lire, quand l'argent envahit tout, et
détruit tout. Un choix de vie que la pauvreté pour garder une âme
humble, mais cultivée.
Le
manque de renouvellement des répliques et des situations pourrait
agacer, mais tout est fait pour installer le lecteur dans la même
démarche que la gueule sale que l'on suit du regard, pour nous
confiner à un état de douce somnolence, d'abrutissement par
l'ivresse de mouvements de mots répétitifs. Ça sonne sûrement
faux et galvaudé de dire ça, mais alors que l'on sait déjà à
quoi l'on goûte, on ressort abasourdi mais grandi de cette
expérience, de cette nouvelle histoire de vie chienne, abandonnée
par la destinée et roulée dans la farine animale.
6/10

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